(suite et fin)

Théâtre d'ombres à Fathpur-Sikri

Il s'en faut de deux ou trois kilomètres. Christine a eu beau retourner le problème dans tous les sens, vérifier une fois encore en détail sa carte de l'Inde, parcourir en imagination les sites sublimes où, le 24 octobre 1995, devait passer l'ombre de la Lune, rien à faire, la nature, cette fois, avait décidé de jouer un mauvais tour aux fous d'éclipses : personne ne devait voir l'étrange nuit tomber sur le merveilleux mausolée de marbre élevé en 1631 par l'empereur Chah Djahan pour sa défunte épouse, Mumtaz Mahall. Les milliers de personnes qui allaient s'agglutiner au bord des eaux de la sereine Yamuna, où se reflètent les quatre minarets immaculés du Tadj Mahall, verraient le Soleil masqué à 99,8 % mais pas d'éclipse totale. Quant aux célèbres observatoire édifiés au XVIIIème siècle par le maharadjah astronome Jai Singh, à Delhi et Jaipur, pour… prédire les éclipses, ils verraient à l'heure dite, conservée dans leur mémoire de pierre, le Soleil grignoté par la Lune, mais leurs gigantesques cadrans solaires ne plongeraient pas dans la nuit.
Sur ces cartes et atlas, Christine a finalement découvert où elle devait aller pour admirer ce qui restera comme l'une des plus spectaculaires éclipses du siècle. Un jour, voici plus de quatre siècles, l'empereur moghol Akbar décida de bâtir en plein désert sa capitale et son palais. Fathpur-Sikri, la magnifique cité de grès rouge, hérissée de remparts, de minarets, de hautes tours, fut élevée en quelques années, demeura la capitale moghole durant quinze ans, puis fut brusquement désertée, en 1586. Elle est parvenue, presque intacte, jusqu'à nos jours. C'est dans cette cité fantôme qu'avec Christine se sont retrouvées, le 24 octobre 1995, près de dix mille personnes, venues de tous les Etats de l'Inde et de la planète entière, façon de dire au ciel que les œuvres de l'humanité, aussi, s'inscrivent parfois dans le temps.
Ce matin-là, vers 8 h, le Soleil renonce peu à peu à lutter contre le Lune et s'éteint inexorablement ; les palais de Fathpur-Sikri perdent leur couleur, fantastiques silhouettes obscures se découpant sur un ciel indigo. Soudain, des terrasses du Pantch Mahall monte une clameur : de là-haut, des centaines de personnes assistent, incrédules, à un spectacle extraordinaires - jamais vu, comme disait Camille Flammarion. Venant des riches plaines du Rajasthan, filant à 2255 m/s, l'ombre de la Lune va engloutir la cité du Fathpur-Sikri. Presque inconsciemment, Christine déclenche son appareil photo, stupéfaite par la beauté de l'éclipse.


Fred Espenak déclenche lui aussi son appareil photo ce 24 octobre 1995. Même vues à travers des objectifs,
les 40 secondes de totalité de cette éclipse furent celles qui le marquèrent le plus de toute sa vie !

Le bord lunaire est irisé de rose, une dizaine de flammèches s'élèvent dans la basse couronne. Un instant, tout en déclenchant à l'aveuglette, elle lève les yeux vers le ciel, le temps d'apercevoir, au-dessus des murailles obscures, un disque noir dans le ciel bleu nuit, un œil sombre et inquiétant, cerclé de rose et auréolé d'une gloire argentée. Un spectacle cosmique, stupéfiant et fulgurant, qui laissera l'assistance abasourdie d'émotion. Une image trop fugitive aussi, qu'il faudra reconstruire plus tard pour mieux s'en souvenir.
Car, à peine l'éclipse commencée, les premiers rayons du Soleil reparaissent entre les montagnes du limbe lunaire. L'éclipse totale, à Fathpur-Sikri, situé en bordure de la bande de totalité, aura duré moins de quarante secondes… C'est d'ailleurs cette courte durée, signifiant que les disques lunaires et solaires présentaient un diamètre presque égal, qui a donné à cette éclipse du 24 octobre 1995 toute sa magie. La Lune, cachant exactement le disque solaire, révélait du même coup, juste au bord du Soleil, la délicate chromosphère, rose, et ses protubérances. Sonnée, Christine regarde avec étonnement le compteur d'images de son boîtier et se demande si tout a bien fonctionné. Un peu plus loin, Sanjay Sharma, un ami indien, observe la foule qui s'égaille. Le jeune Hindou est plus impressionné qu'il ne le laisse paraître par l'événement auquel il vient d'assister. Il se souvient que dans l'épopée du Mahabharata, le texte fondateur de la philosophie hindouiste, la grande bataille de Kurukshetra, au cours de laquelle s'est révélé Vishnou, le dieu suprême, s'est déroulée le jour d'une éclipse totale de Soleil.


L'éclipse totale du 24 octobre 1995 en Inde...

Un paysage éclairé par une froide lumière

Cela commence toujours de la même façon. Au sommet d'une tour de mille mètres de haut qui se balance dangereusement, l'astronome essaie désespérément de régler ses appareils. Le vent souffle en rafales et, à chaque fois qu'il tente de pointer le gros télescope en plastique rouge, celui-ci se renverse. Dans le ciel violine, l'éclipse totale a commencé depuis bien longtemps. De part et d'autre du Soleil noir, quelques croissants de Lune, alignés comme à la parade, rajoutent à l'époustouflante beauté du spectacle. Pendant que là-haut, l'éclipse dure epuis plusieurs heures, et que le télescope de plastique se dégonfle lentement dans un coin, l'astronome vérifie sur un calendrier des postes géant s'il ne s'est pas trompé de date. Lorsqu'enfin il lui semble que tout est prêt, il réalise que, à l'horizon, le Soleil et ses lunes s'apprêtent à se coucher : une fois de plus, il ne verra pas l'éclipse…
Pour un peu, ce matin du 26 février 1998, dans la péninsule du Paraguana, au Venezuela, tout irait trop bien. Patrick, le photographe français, a déjà trois "totales" à son actif, et, surtout, n'en a jusqu'ici raté aucune : il se demande si c'est aujourd'hui que la chance va tourner. Il était à Hawaii en 1991, au Chili en 1994, en Inde en 1995 et, à chaque fois, tout s'est miraculeusement bien passé. Les deux seules éclipses totales de la décennie qu'il n'a pas essayé de voir, celle en 1992 en Uruguay et celle de 1997 en Mongolie, personne de les a vues non plus : dans les deux cas, les nuages ont caché le ciel aux chasseurs d'éclipses. Mais ici, dans ce désert côtier, au bord de la mer des Caraïbes, l'atmosphère qui précède l'éclipse est étonnamment sereine. Le vent, qui généralement souffle des semaines durant, est tombé, dès que la Lune a commencé, à 12 h 30 min, à grignoter le Soleil. Merveilleux début d'après-midi ; la température accablante du midi sous les tropiques fait place à une douce chaleur ; le bleu du ciel s'approfondit et dans les divi-divi, ces arbres tourmentés, comme sculptés par le vent, les colibris se posent, déroutés. 14 h… Le Soleil est toujours là-haut, non loin du zénith, aveuglant, mais le paysage est éclairé par une douce et froide lumière, sorte de crépuscule suspendu en plein jour, une atmosphère surnaturelle dans ce désert de cactus généralement écrasé de chaleur. Dans le ciel anormalement bleu, au-dessus des cactus qui projettent une ombre de plus en plus ténue, Patrick remarque la planète Vénus. Pas de vent, pas un nuage, le photographe est fin prêt. Il sait désormais qu'il verra l'éclipse ; à cette seule idée, il est pris de vertige. Au fond, il vit peut-être là le plus enivrant moment d'une éclipse, lorsque, après des années d'attente, on se retrouve exactement au bon moment, au bon endroit, avec un ciel clément au-dessus de la tête, et cet étrange sentiment que quelque chose de magnifique et de déjà écrit va survenir. Il y a là-haut un ballet cosmique d'une ampleur inimaginable qui se prépare, et qui le dépasse, et auquel qlus rien ne pourra l'empêcher d'assister : l'éclipse totale va avoir lieu. Il est 14 h 8 min. Désormais, tout va aller trop vite. Perdu parmi ses cactus, désormais réduits à de fantomatiques silhouettes, Patrick se risque enfin à regarder le Soleil en face. Pendant un instant, le cosmos paraît indécit. Il fait grand jour, notre étoile demeure aveuglante, mais semble se désagréger. Puis, brusquement, c'est comme si quelqu'un, là-haut, éteignait la lumière. Le ciel s'obscurcit. Le Soleil a disparu, remplacé par un disque sombre, ourlé d'une aura argentée, radiante, parcourue de flammèches roses, diaphane draperie d'une beauté à couper le souffle. Dans ce crépuscule étrange, à la lumière froide et métallique, le photographe découvre que l'étoile éclipsée est gardée par deux astres éblouissants : Mercure et Jupiter.
Patrick n'en revient pas, tout en déclenchant pour la forme ses appareils - il sait qu'aucune photographie ne rendre jamais la beauté de ce spectacle, qu'il faut voir pour le croire - il tente vainement de profiter de ce moment d'une intensité inouïe. Il est maintenant 14 h 11 min et 45 s. Au limbe lunaire, un flash aveuglant annonce la fin de l'éclipse. Une fois de plus, l'improbable rêve aura passé trop vite. Une fois de plus, comme tous les autres chasseurs d'éclipses, Patrick, sonné, va se demander ce qu'il s'est passé, et pourquoi ce spectacle est si beau, et pourquoi il secoue autant l'âme. Et comme il n'aura pas de réponse, et qu'il sentira déjà le manque le gagner, comme les autres, il comptera désormais les jours jusqu'à la "prochaine".

Photo : © SAF
L'éclipse totale du 26 février 1998...

Pour voir des photos de l'éclipse de 1998 en Guadeloupe :
Photos de l'éclipse de 1998 par l'association Adagio et la SAF

Sommaire rubrique "vécu d'éclipses totales"
(témoignages recueillis par Christophe Lanier)
Témoignages des éclipses de 1994, 1995 et 1999
(par Christophe Lanier)
Les voyages d'Yves et Geneviève Delaye
(récits et photos des voyages des deux chasseurs d'éclipses français)

TOUTES LES PHOTOS DE L'ECLIPSE DU 11 AOUT 1999 !

Lisez mon comte-rendu de l'éclipse totale en Alsace !

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