« C'est un vrai drogué, qui a besoin de son shoot, un accro.
Il peut être tout aussi bien professeur, avocat, docteur que plombier,
mais il est avant tout passionné. Sa dose ?
Une "totale" tous les deux ans, au moins ».
Fred Espenak.

Pour eux, pas de vacances sans Soleil... noir. Ils sont quelques centaines dans le monde à tout quitter pour pister un gibier très particulier : les "totales". Leurs aventures sont parfois rocambolesques. Mais l'émotion est toujours au rendez-vous. Qui sont-ils ?

Article écrit par Jean-François Haït

Chasseur d'éclipses par passion, il est le plus connu des amateurs de Soleil noir.
Après dix-sept éclipses totales observées aux quatre coins de la planète, son émotion reste intacte. Et, par-dessus tout, il aime la partager.


Fred Espenak, 47 ans, est « monsieur éclipses ».
15 éclipses totales à son palmarès.
- Photo AFA -

Bien rares sont ceux qui interrogent Fred Espenak sur l'ozone martien ou l'éthane de Jupiter. L'atmosphère des planètes est pourtant la spécialité première de cet astrophysicien, exerçant au sein du Centre de vol Spatial Goddard de la NASA, près de Washington. Sa notoriété est pour le moins paradoxale. « Je dois reconaître que je suis bien plus connu comme chasseur d'éclipses que comme astrophysicien. En vérité, j'aime mon travail de chercheur mais les éclipses sont la passion de ma vie ». Même si le petit garçon, né dans une banlieue de New York en 1952 ne jurait que par les dinosaures. Il voulait devenir paléontologue. Les études le mèneront finalement vers la physique.

Jeune lycéen âgé de 18 ans, il accomplit en 1970 une sorte de voyage initiatique vers sa première éclipse totale de Soleil. Son permis de conduire nouvellement en poche, il supplie ses parents de lui prêter la voiture familiale, et part, en emportant un petit télescope, parcourir les 1000 kilomètres nécessaires pour atteindre la bande de totalité. Il l'observe depuis un motel au bord d'une route de Caroline du Nord où, gagné par la fatigue, il dû stopper alors qu'il se dirigeait vers la Floride. « C'était électrisant, sublime, majestueux et cela forçait l'humilité ». Le virus est contracté, durablement. Depuis, de voyage en voyage, d'une éclipse à l'autre, le chasseur d'éclipses qu'il est devenu recherche cette même "émotion primitive", ce « frisson qui vous court le long de la moelle épinière » lorsque le ciel s'obscurcit, que l'ombre de la Lune arrive d'un coup et que la couronne solaire apparaît... Jamais blasé, même après 16 éclipses totales ? Au contraire, il lui est encore difficile de rester maître de soi. « Les gens crient, répètent souvent la même phrase. Je me souviens de quelqu'un, en Bolivie, dont la caméra vidéo était resté branchée. Après l'éclipse, on a écouté la bande son. Il avait dit "Oh mon Dieu" 75 fois en trois minutes ! Moi, je crie pendant les dix premières secondes, puis je me calme et mets en route mon matériel. ».

Fred Espenak est l'auteur d'un "best-seller" un peu particulier : le "Fifty Year Canon of Solar Eclipses : 1986-2035" :

Sous sa couverture austère, ce livre est une référence pour tous les chasseurs d'éclipses du monde entier. C'est lui qui a fait de Fred Espenak "monsieur éclipses". En effet, Fred Espenak a transformé sa passion en deuxième métier. Depuis 1990, la NASA publie ses "bulletins éclipses" pour chaque éclipse de Soleil. A l'intérieur : cartes, tableaux, prévisions météo et durée de chaque éclipse de Soleil. Certaines de ces informations sont accessibles via son site web : http://sunearth.gsfc.nasa.gov/eclipse/eclipse.html


Fred Espenak en train de guetter son gibier favori.
Ici, lors de l'éclipse annulaire du 16 Février 1999 en Australie.
- Photo AFA -

Il y a deux ans, il invite son père aux Caraïbes et en profite pour lui faire découvrir sa première éclipse totale de Soleil. « Il m'avait entendu parler d'éclipses pendant trente ans. Il était temps ! » Généreux subterfuge : « Quelle meilleure manière d'initier nos proches à cette passion dévorante qui est la nôtre, que de les attirer par la promesse de vacances exotiques ? ».

Depuis la mort de son plus cher ami, Ken Willcox, en Février dernier, Fred Espenak lui a dédié son site web, et cherche à s'améliorer encore plus dans les bulletins, les cartes, les conférences, et sa technique de photo. En effet, l'autre virus de Fred est la photo d'éclipse : pour mieux capturer le souvenir de quelques minutes d'éternité. Son seul regret est de ne pas pouvoir encore automatiser la prise de vue. S'affranchir du matériel, redevenir l'observateur ébahi des origines... « Ce jour-là, je pourrai simplement m'asseoir et regarder. »


Yves Delaye, 50 ans, a observé 16 éclipses totales.
C'est, avec sa femme Geneviève, l'un des plus grand chasseur d'éclipses français.
- Photo AFA -

Yves Delaye utilise les "bulletins éclipses" de Fred Espenak pour préparer ses observations. Directeur scientifique à la Maison de l'Astronomie à Paris (magasin de vente de matériel astronomique), il est l'un des pionniers de ces expéditions de chasse un peu particulières. Sa première campagne d'envergure est pour sa première "totale" au Niger, en Juin 1973. A cette occasion, il réalise la première traversée du Sahara aller-retour par la piste de Tamanrasset en fourgon Transit (que l'on voit ici sur la photo ci-dessous).


Yves Delaye sur son site d'observation de l'éclipse totale du 30 Juin 1973 au Niger.
C'était sa première éclipse totale. Et aussi l'une des plus longues du siècle :
7 minutes et 4 secondes de totalité !

Les appareils photos sont fixés sur une "table équatoriale" de poursuite animé par un moteur électrique, dont le mouvement permet de compenser celui du ciel dû à la rotation de la Terre. Les objets visés restent donc toujours dans le viseur et ne sont pas dépointés pendant les temps de pose.

Depuis 1980, il orgnise pour d'autres, novices ou passionnés, ces lointains "safaris aux éclipses". Il est ainsi aux premières loges pour observer les réactions de ses compagnons de voyage au moment de la totalité. « Certains rient, d'autres crient, ou bien pleurent pendant dix minutes, comme au Venezuela l'année dernière. D'autres encore restent prostrés, incapables de parler. Une éclipse, ça secoue vraiment. J'en ai vu beaucoup, mais l'émotion demeure. Lorsque nous prenons des photos, ma femme et moi, nous avons une check-list et répétons avant le phénomène tous les gestes que nous devons faire. Pendant une éclipse, on est pas dans son état normal ».


Yves Delaye avec son matériel photo pour les éclipses.

Ces voyages ne se limitent pas à la seule observation de ce moment rare. Il serait idiot de faire un voyage de plusieurs milliers de kilomètres et de ne rester sur place que deux jours, sans prendre le temps de visiter le pays dans lesquel on se trouve. Les voyages d'Yves Delaye sont aussi l'occasion de découvrir les contrées traversées et leur population. « Nous avions décidé d'aller observer l'éclipse à Bornéo, dans la tribu Dayak, se souvient Yves Delaye. Un avion de brousse nous a laissés au bord d'une rivière et nous avons dû faire six jours de pirogue avant d'arriver à destination. Les Dayaks nous attendaient en grande tenue d'apparat. Ils avaient organisé trois jours durant des cérémonies animistes afin que l'éclipse ne constitue pas un mauvais présage. La nuit précédent l'éclipse, un violent orage a éclaté et, au matin, le ciel était plombé. A l'heure H moins 30 minutes, nous étions toujours dans le brouillard. Depuis un moment, il y avait ce sifflement agaçant. C'était en fait un "siffleur professionnel" que les Dayaks avaient convoqué pour faire lever le vent et dissiper les nuages. Et cinq minutes avant l'éclipse, le Soleil brillait ! Lorsque l'éclipse s'est finalement produite au moment annoncé, les Dayaks sont venus nous féliciter, sans même la regarder ». Le caractère prévisonnel des éclipses participe pour beaucoup au côté spectaculaire de l'événement. On se souvient bien sûr de l'aventure de Tintin dans Le Temple du Soleil... « Pour nous amuser, nous apportons une corde et nous disons aux gens médusés : "Si l'éclipse ne se produit pas, nous pendons l'astronome", explique Yves Delaye en riant. En fait, elle se produit toujours, mais on ne peut pas toujours l'observer ».


Mexique, 11 Juillet 1991. La photo de gauche a été prise avant de début de l'éclipse.
Celle du milieu lorsque l'éclipse partielle est bien avancée (vers de 60-80 % de Soleil occulté), et enfin celle de droite, pendant les 6 minutes et 50 secondes de la totalité de cette éclipse.

Physiquement, ce n'est pas non plus de tout repos. « C'est un véritable sport, au niveau où on le pratique. Il faut transporter le matériel, tout vérifier. Au moment de l'éclipse, on ressent une terrible montée d'adrénaline ». Et après l'extase ? « On s'écroule, les jambes en coton ». Une telle sollicitation nerveuse explique peut-être les petites tensions, parfois même les grosses engueulades, qui peuvent se produire sur les sites d'observations. Malheur à celui qui allume sa cigarette devant le téléobjectif.


Peu après l'éclipse annulaire de 1984 au Maroc :
c'est le soulagement pour Yves Delaye et son épouse.

A VENIR PROCHAINEMENT (peut-être) : une page spéciale consacrée à Yves & Geneviève Delaye, qui nous raconterons quelques uns de leurs voyages accompagnés de leurs photos ! Patience...


Patrick Poitevin : ce Belge de 40 ans a déjà observé 14 éclipses totales.
- Photo AFA -

La plupart des chasseurs d'éclipses sont des solitaires. Leur but : trouver le meilleur coin pour observer, avec la météo la plus favorable et loin de la foule. Patrick Poitevin est un de ceux-là. Il consacre toutes ses vacances à la chasse aux éclipses. Sur l'échelle de gravité pathologique, il n'est pas loin du maximum : il n'a pas manqué une éclipse totale depuis 1981. Pire encore : il les a toutes suivies, les annulaires et même les partielles, depuis 1993, ce qui lui vaut d'effectuer au moins deux voyages par an !

Curieusement, il s'intéresse autant à l'ambiance qu'au spectacle et il emporte sur le point d'observation un magnétophone avec lequel il enregistre aussi bien ses propres comentaires que les bruits de l'environnement, les réactions des gens, des animaux, comme lors de sa premières totale, au Kenya. « Je me sens connecté avec la nature, j'aime voyager seul pour être serein ». Pas égoïste pour autant, il a créé en 1997 sur internet un groupe de discussion sur les éclipses ("Solar Eclipses" en anglais - pour vous inscrire, envoyez un e-mail à listserv@Aula.com avec inscrit dedans : "subscribe solareclipses").

Pour l'année 2000, un choix déchirant s'impose à lui. « Il y a quatre éclipses partielles et je ne peux pas prendre quatre fois une semaine de vacances. Le pôle Sud et la Patagonie, c'est trop cher. J'irai donc au Canada et au Spitzberg », dit-il avec une pointe de regret dans la voix. Comme quoi la vie d'un chasseur d'éclipses n'est pas toujours une partie de plaisir...

Finalement, il n'a pas pu résister... Au mois de Février, il est allé en Antarctique. Et au mois de Juillet, en Patagonie... et enfin il a passé Noël au Canada...


Photographes américains qui attendent l'éclipse totale du 11 juillet 1991
au sommet du volcan hawaïen Mauna Kea... à 4200 m d'altitude !
- Photo AFA -


Sylvain Rivaud, 23-24 Septembre 1999.
D'après le magazine « Ciel & Espace » (numéros de Mars 1999 et Août 1999).


La page du chasseur d'éclipses :
Où auront lieu les prochaines éclipses ?

TOUTES LES PHOTOS DE L'ECLIPSE DU 11 AOUT 1999 !

Lisez mon comte-rendu de l'éclipse totale en Alsace !