« C'est un vrai drogué, qui a besoin de son shoot, un accro. Il peut être tout aussi bien professeur, avocat, docteur que plombier, mais il est avant tout passionné. Sa dose ? Une "totale" tous les deux ans, au moins ». Fred Espenak.
Serge Brunier, lui, n'est ni avocat ni plombier, il est journaliste. Et bien sûr astronome amateur confirmé. Depuis plus de vingt ans, c'est une star dans le milieu : il a publié des dizaines de livres de référence sur l'astrophotographie, la conquête spatiale, l'observation du ciel dans tous les détails et sur tous les sujets possibles. Il a ensuite commencé sa carrière journalistique au sein de la rédaction du magazine Ciel & Espace. Il en est le rédacteur en chef depuis maintenant plusieurs années. Mais avant 1991, jamais, dans sa brillante carrière d'astronome amateur, il n'avait eu l'occasion d'observer une éclipse totale. C'est justement grâce à son travail de "reporter" pour Ciel & Espace que le 11 Juillet 1991, à Hawaii, il découvre l'extraordinaire magie et l'incroyable intensité d'une éclipse totale de Soleil. Depuis, il est devenu accro, comme le petit Fred Espenak, astrophysicien spécialisé dans l'atmosphère des planètes gazeuses mais que tout le monde connaît comme était "Mr. Eclipse", ou Olivier Staiger, chauffeur de limousines pour un luxueux hôtel genevois. Et ils sont nombreux a être tombés dedans quand ils étaient petits (ou un peu plus grand, ça dépend...). A l'occasion de son superbe livre "Les Eclipses" écrit en collaboration avec l'astronome Jean-Pierre Luminet juste avant l'éclipse du 11 août 1999, il raconte ici toute ses expériences dans l'ombre de la Lune durant cette décennie, d'Hawaii au Venezuela en passant par l'Inde ou le Chili. Il nous livre un récit poignant d'émotions, de rebondissements, et d'émerveillements devant le plus beau spectacle de la nature. Après lecture de ce texte, on n'en doute plus : les éclipses sont bien plus qu'un simple phénomène scientifique...

Cela commence toujours de la même façon. A la terrasse d'un café, le photographe regarde passer au-dessus de sa tête des papillons multicolores et des alcyons aux ailes diaphanes, inquiétantes créatures qui planent paresseusement dans un ciel violine s'assombrissant peu à peu. Un verre à la main, il regarde cette étrange nuit tomber, et la Lune qui engloutit lentement le Soleil... Il voudrait pouvoir bouger, aller là-bas, sur la plage de sable rouge, où l'attend tout son puissant matériel optique, fin prêt pour enregistrer l'éclipse, mais il est incapable de s'arracher de la table. Lorsqu'il se lève enfin, qu'il se dirige, perdu dans une foule dense et indifférente, vers son télescope, une nuit bleue, d'une beauté à couper le souffle, est tombée, et il réalise, en courant entre de hautes tours penchées qui masquent exprès le Soleil obscur, qu'il est trop tard : une fois de plus, il ne verra pas l'éclipse... Ce rêve, et ses infinies variations, tous les chasseurs d'éclipses le font régulièrement, durant ces longs mois que dure l'attente jusqu'à la "prochaine". Car c'est sur un bien singulier calendrier astronomique que ces hommes et ces femmes égrènent les années, les mois et les jours... Leur existence est ponctuée de rendez-vous d'une importance capitale, mais qu'ils ne peuvent écrire ni expliquer, et dont la caractéristique principale est qu'il leur est impossible de les reporter. Ils savent, deux, cinq ou dis ans à l'avance, où - et à quel moment très exactement - ils se trouveront sur la planète. Mais que vont-ils chercher là, à six ou dix mille kilomètres de chez eux, sur une côte de l'Atlantique sud battue par la pluie, au petit matin, ou dans l'incertain printemps d'une steppe oubliée en Mongolie ? Pour eux, les éclipses totales de Soleil ne sont pas des événements célestes. Elles sont plus que cela. Elles relient la Terre au cosmos, elles racontent l'harmonie du monde, elles nous parlent des lois de l'espace et du temps. Être là pour les voir, au bon endroit et au bon moment, c'est affirmer une relation particulière à l'univers. Il y a d'abord, au tout début, lorsque le bord de la Lune mord insensiblement le disque aveuglant du Soleil, cette secrète jubilation, un peu enfantine, devant un spectacle aussi bien réglé ; cette obéissance scrupuleuse du ciel au calcul des astronomes. Il y a aussi cette si soudaine et vertigineuse mise en perspective cosmique, lorsque la Lune couvre enfin le Soleil, et que, soudain, dans ce vaste planétarium à l'échelle du ciel, trois astre s'alignent à la perfection. Et il y a, enfin et surtout, indescriptible, le plus beau spectacle de la nature.
Durant le dernier siècle de ce second millénaire, il y aura eu 77 éclipses totales de Soleil. La première, le 18 Mai 1901, a plongé dans l'obscurité le sud de Madagascar au petit matin, puis la Réunion et l'île Maurice, avant de traverser l'océan Indien, les îles de Sumatra, Bornéo et la Nouvelle-Guinée, et de se perdre au coucher du Soleil dans le Pacifique. La dernière éclipse totale du millénaire s'est déroulée en Europe et en Asie le 11 Août 1999, sous les yeux de plusieurs dizaines de millions de personnes : un record historique, probablement. Chacune de toutes ces éclipses a été un événement absolument unique. Chaque éclipse totale a eu son théâtre, sa dramaturgie, sa scénographie, ses rebondissements, et finalement son public qui lui a donné son âme et l'a transformée en histoire.
77 éclipses totales, cela peut paraître beaucoup ; presque une par an. Et pourtant... Moins de 0,5 % de la surface terrestre sont concernés à chaque fois. Comme notre planète est à 70 § couverte d'eau, que 20 de sa surface sont pour l'essentiel des déserts, et que la couverture nuageuse, dans les régions habitées, ajoute au ballet céleste si bien réglé une ombre d'incertitude, le spectacle d'une éclipse totale, pour le commun des mortels, est rarissime. Les chances d'en voir une - sans voyager exprès pour cela s'entend - dans la vie d'un homme sont pratiquement nulles : un tous les quatre siècle seulement. Qui se rappelle de l'éclipse du 21 septembre 1903, visible seulement sous les latitudes des cinquantièmes hurlants, dans l'océan Antarctique ? Qu se souvient de celle de 1904 ? Au crépuscule du 9 septembre, après avoir traversé l'océan Pacifique sud, l'ombre de la Lune est venue se perdre dans les sables du désert d'Atacama, au pied de la cordillère des Andes chiliennes. Y avait-il quelqu'un, ce soir-là, entre les oasis de Copiapo et Antofagasta, pour profiter de cette nuit tombée avant le coucher du Soleil ?

La dernière décennie de notre millénaire allait offrir aux chasseurs d'éclipses de mémorables rendez-vous avec la Lune et le Soleil. Surtout, leur regard sur le plus beau phénomène de la nature allait changer. Jusque-là, les scientifiques s'appropriaient l'éclipse et, avec eux, une cohorte d'astronomes amateurs couraient le monde pour les aider ou, à tout le moins, les imiter. Éclipse totale rimait avec chronomètre, magnétophone, télescope et filtres radiaux. Pour eux, le phénomène était scientifique et concernait les seuls initiés du ciel. Il s'agissait de mesurer, d'enregistrer, de calculer, de vérifier. Trop souvent, la dimension terrestre de l'événement était oubliée, et malheureusement occultée avec elle la magie de l'instant à venir... Seul importait d'obtenir une image du disque lunaire noir sur le fond argenté de la couronne.
Dommage... d'autant que, voici un siècle et plus, Camille Flammarion, poète, astronome, visionnaire illuminé, journaliste et écrivain, avait le premier, dans sa formidable Astronomie populaire, parue en 1880, fait rêver ses lecteurs avec ses descriptions lyriques d'éclipses totales, joliment qualifiées par lui de spectacle que l'on a jamais vu, et que l'on ne reverra plus. Dans son ouvrage, il en finissait avec les éclipses de Soleil en proposant au lecteur la liste de toutes celles, partielles, annulaires et totales, qui seraient visibles jusqu'en 1900. Las ! Lequel de ses lecteurs aurait pu se rendre, le 7 juillet 1880 au Cap Horn, le 12 décembre 1890 à l'île Maurice ou le 29 septembre 1984 à Madagascar pour vivre quelques minutes d'intimité avec le cosmos ? Éternel optimiste, Camille Flammarion écrivait pourtant : " Malheureusement, pas une éclipse de Soleil ne sera totale en France ; mais pour peu nos inventions de vapeur et d'électricité continuent et que d'autres leur viennent en aide, la Terre ne sera bientôt plus qu'un seul pays, et l'on voyagera d'ici à Pékin avec beaucoup moins d'embarras qu'on n'en faisait pour aller au siècle dernier de Paris à Saint-Cloud. " La plupart des chasseurs d'éclipses aujourd'hui - et parmi eux l'auteur de ces lignes - ont découvert leur passion, enfant ou adolescent, dans d'austères calendriers d'éphémérides astronomiques, calculés jusqu'en l'an 2000, difficiles souvent à décrypter pour le profane, mais qui promettaient pour demain, à condition d'avoir un peu d'imagination, de véritables moissons d'étoiles. Si l'an 2000 semblait à l'époque un futur lointain, presque abstrait, une liste de dates paraissait plus attirante ; elle était associée à des lieux magiques et inaccessibles. pour ne retenir que les dernières : 1991, éclipse totale, Pacifique nord, Amérique centrale ; 1992, éclipse totale, Atlantique sud ; 1994, éclipse totale, Pérou, Chili, Bolivie, Brésil ; 1995, éclipse totale, Inde, Asie du Sud-Est ; 1997, éclipse totale, Mongolie, Sibérie ; 1998, éclipse totale, Amérique centrale, Caraïbes ; 1999, dernière éclipse totale du millénaire, Europe.
La prédiction de Camille Flammarion a, bien sûr, fini par se réaliser. pour la première fois, dans les années 80, des hommes et des femmes, peu nombreux il est vrai, ont pu annoncer avec fierté : " J'ai vu quinze éclipses totales de Soleil... " Curieusement, si tous s'émerveillaient de l'alignement qui, là-haut, rendait le Soleil noir, aucun d'entre eux ne ce souciait vraiment de l'environnement terrestre dans lequel ils avaient vécu ces moments privilégiés. Avec le recul, la raison en paraît claire. Leur culture et leur logique étaient exclusivement astronomiques. Si, en moyenne, l'étroite bande dans laquelle était visible l'éclipse mesurait quelques 14 000 km de long, soit le tiers de la circonférence terrestre, ils choisissaient systématiquement le site où la phase totale de l'éclipse durait le plus longtemps possible. La "grande" éclipse de 1991 allait donner à quelques-uns l'envie et l'occasion de renouer avec la sensibilité de Camille Flammarion. La date du 11 juillet 1991 était dans les pensées de tous les spécialistes d'éclipses, amateurs comme professionnels.

Ce jour-là, en effet, du fait d'une combinaison particulièrement favorable entre notre planète, notre étoile et notre satellite, la phase totale de l'éclipse promettait de durer 6 min 53 s, un véritable fragment d'éternité. Seulement, pour profiter de cette durée exceptionnellement longue, il fallait se rendre au Mexique, où le Soleil s'éclipsait en plein midi, et très près du zénith. C'est le choix que firent des milliers de passionnés venus du monde entier, depuis les Etats-Unis toutes proches jusqu'au Japon en passant par la vieille Europe. Ils allient admirer une magnifique éclipse, d'une durée inhabituelle, située exactement au-dessus de leur tête mais... perdue dans un ciel immense et bleu. Des acteurs magnifiques, mais sans théâtre pour les accueillir. Cette année-là, l'éclipse commençait en plein Pacifique nord. Avant de traverser l'Amérique centrale de part en part, puis de se perdre au coucher du Soleil en Amazonie, elle allait survoler, un court instant, l'île d'Hawaii. C'est là, non loin du tropique du Cancer, que se trouve le volcan Mauna Kea, s'élevant à 4208 m au-dessus des vagues du Pacifique. Au sommet du volcan a été installé le plus grand observatoire astronomique de la planète. La plupart des plus puissants télescope du monde étaient réunis là-haut, dans leurs coupoles immaculées, dont certaines sont aussi grandes que le duomo de la cathédrale Santa Maria del Fiore à Florence.

Une île au-dessus des nuages

A Hawaii, la durée de l'éclipse ne devait pas dépasser 4 min 28 s. Survenant au petit matin, la rencontre entre le Soleil et la Lune aurait lieu plein est, à seulement 21° de hauteur au-dessus de l'horizon. Des conditions très peu favorables pour un astronome. D'autant que, si la tentation était grande d'utiliser les machines géantes installées sur place pour observer l'éclipse, celles-ci n'étaient pas vraiment conçues pour observer le Soleil... Le risque était grand, en effet, que les miroirs des télescopes de l'observatoire, mesurant plusieurs mètres de diamètre et prévus pour enregistrer la lumière d'astres cent millions de fois plus pâles que les plus faibles étoiles visibles à l'œil nu, n'endommagent les télescopes, en concentrant accidentellement la lumière de notre étoile... Malgré ce danger bien réel, de nombreuses équipes internationales n'allaient pas résister au désir de pointer les télescopes et radiotélescopes du Mauna Kea, et en particulier l'uns plus puissants instruments de l'époque, le télescope de 3,6 m Canada-France-Hawaii, vers le Soleil éclipsé. Quelques photographes allaient choisir ce site, merveilleux belvédère sur l'Univers, aux dépens des plages de la Baja California où allaient affluer des milliers d'astronomes, attirés par l'une des éclipses totales les plus longues du siècle...
La veille de l'éclipse, tous les protagonistes devaient se retrouver au sommet, frigorifiés, pour admirer le coucher du Soleil. Tous sentaient, sans la voir, la présence de la Lune non loin de l'étoile qui s'immergeait derrière l'horizon. Les deux astres avaient rendez-vous quelques heures plus tard. C'est toujours le même cauchemar : ce matin du 11 juillet, il pleut à verse sur les versants du Mauna Kea, au moment où l'ombre de la Lune plonge Hawaii dans la nuit. A 3000 m d'altitude, où dorment d'un sommeil agité les quelques dizaines de scientifiques et de photographes accrédités par l'université d'Hawaii, nombreux sont ceux qui ont ce maudit rêve. Beaucoup plus bas, la route a été coupée par les rangers américains, qui craignent que la montagne ne soit envahie par une foule plus habituée aux plages dorées qu'aux dures conditions de la haute altitude.

Mais les scientifiques qui se réveillent à 3 h du matin pour prendre sur le pouce un mauvais café et des oeufs sunny side up réalisent que le cauchemar est bien réel : le volcan Mauna Kea est bel et bien plongé dans les nuages, et une pluie tropicale, chaude, insistante, trempe les anciennes coulées de lave, figées là depuis des millénaires.
4 h... Depuis Hale Pohaku, le camp de base installé à 3000 m d'altitude, les 4x4 comment à grimper lentement les 20 km de piste qui mènent à l'observatoire. La pluie semble s'être installée pour l'éternité et il n'y aura pas d'éclipse. Épuisés par leur mauvaise nuit et les semaines de préparatifs, les astronomes, moroses, se rendormiraient presque en suivant le ballet des essuie-glace. 3800 m... Les véhicules sont maculés de cendre mouillée, les pare-brise sont sales et les phares ont la plus grande peine à percer les ténèbres : nuit sans lune, nuit sans étoile, nuit sans espoir dans un désert de cendre noire... 3900 m. Les scientifiques et quelques rares journalistes invités pour l'éclipse sombrent dans la déprime.
Et puis, soudain, les 4x4 passent la barre des 4000 m et montent dans un ciel noir et pur, au-dessus des nuées qui submergent Hawaii. Le sommet du Mauna Kea est comme une île au-dessus de la mer de nuages. C'est un miracle : là-haut, il fait beau et, dans l'aube naissante, les dernières étoiles pâlissent. 6 h : le Soleil s'est juste levé, embrassant le ciel d'une aura orange violacé. Dans leur coupoles, les spécialistes s'affairent ; confondus avec leurs ordinateurs, envahis par l'intensité du travail à accomplir et le pilotage, délicat et dangereux, de leurs instruments, ils ne verront pas le plus beau spectacle de la nature. Dehors, il règne une ambiance de science-fiction. Quelques photographes se sont installés, à quelques dizaines de mètres les uns des autres, sur un cône volcanique secondaire du Mauna Kea, face à l'observatoire. Ils veulent, bien sûr, obtenir la photographie que personne n'a jamais faite, et que personne ne reprendra plus, au moins avant plusieurs siècles ; image idéale, archétype de l'astronomie : le spectacle d'une éclipse totale au-dessus d'un observatoire. L'un d'entre eux, Barney, rajuste sur son visage un masque à oxygène : c'est sa première éclipse, son cœur bat à tout rompre et il n'est pas acclimaté à l'altitude.

Photo : © AFA - Ciel et Espace
Photographes américains qui attendent l'éclipse totale du 11 juillet 1991
au sommet du volcan hawaïen Mauna Kea... à 4200 m d'altitude et dans le froid !
- Photo AFA -

Le temps s'arrête au Mauna Kea

7 h 27. Les doigts tremblent sur les déclencheurs. La Lune a très largement échancré le disque solaire, la lumière est devenue crépusculaire. Sur la montagne où le thermomètre a chuté en-dessous de 0°C, chacun lutte contre le froid. Le fin croissant solaire jette sur le paysage désertique des ombres étranges. Le ciel sans étoiles est anormalement sombre. Le cœur serré, dans un silence vertigineux, les rares spectateurs soient, vers l'horizon ouest, l'ombre de la Lune engloutir la mer de nuages à une vitesse surnaturelle. Tout arrive en même temps, beaucoup trop vite. La lumière qui chute brusquement, les coupoles de l'observatoire se détachant à contre-jour sur le ciel bleu nuit, le disque solaire crépitant de lumière - au moment où l'étoile se cache derrière les montagnes du bord lunaire -, et puis le temps se fige. Stupéfaits par l'incroyable nouveauté su spectacle - jamais vu, disait Camille Flammarion -, les photographes hésitent avant de déclencher leur appareils. Les larmes viennent à leurs yeux, le spectacle est sidérant, sidéral, enchanteur. Il ne fait pas vraiment nuit.


L'éclipse totale du 11 juillet 1991... au-dessus des coupoles du Mauna Kea...

Une douce lueur crépusculaire baigne le volcan Mauna Kea. Sur sa ligne de crête, les coupoles argentées, comme les fantomatiques silhouettes d'un temple du ciel, sont figées sous la Lune. La couronne solaire, qui déploie son diaphane voile de soie autour du puit obscur de la Lune, irradie une lumière venue d'ailleurs. C'est un instant idéal. Il faudrait pouvoir... Trop tard, l'éclipse est finie. Là-haut, le Soleil est brusquement reparu. Les cônes volcaniques, ocre, gris et noirs, s'éclairent doucement, les coupoles blanches se referment dans des craquements et des grondements sourds ; scène normale et paisible d'une matinée à l'observatoire du Mauna Kea. Chacun, groggy et silencieux, se prépare pour la descente. Chez quelques spectateurs, pris par le virus, une question revient, insidieuse et lancinante : mais quand aura lieu la "prochaine" ?

A sa façon, l'éclipse suivante était destinée à demeurer dans les annales de l'astronomie. C'était au bord de l'hiver austral, le 30 juin 1992, sur les côtes uruguayennes. Dans la station balnéaire de Punta del Este, désertée et battue par une méchante bruine en provenance de l'Atlantique, quelques astronomes amateurs frigorifiées attendaient l'aurore en bordure de l'océan. Mais l'hiver en avait décidé autrement, et, ce matin-là, personne n'a vu ce spectacle, que d'ailleurs personne n'a jamais décrit, et dont on ne retrouve la trace dans aucune archive historique : une éclipse totale survenant à l'exact moment du lever du Soleil...
Les chasseurs d'éclipses durent donc patienter, après l'éclipse totale du 11 juillet 1991, plus de trois ans, jusqu'à la suivante, qui les attendait au petit matin du 3 novembre 1994. Pendant 1211 jours exactement, ou encore 42 lunaisons, le Soleil et la Lune allaient se croiser tous les mois, mais sans jamais se rencontrer, ou alors du bout des limbes : d'éclipses annulaires en éclipses partielles, le grand chronomètre céleste, d'une précision parfaite, rythmait les saisons.

Neige et or sur les volcans jumeaux.

Une pente éblouissante de neige et de glace, une ascension vers le ciel, de plus en plus sombre, épuisante, le Soleil qui se lève à l'horizon est dans une aube glaciale, le vent, comme animé d'une volonté de nuire, qui transforme en station de calvaire le moindre pas vers le haut : le petit groupe d'astronomes, perdu sur les pentes du volcan Parinacota, voit son rêve d'éclipses se transformer en cauchemar. Cette éclipse-là, l'une des plus belles du siècle, nombreux sont les passionnés qui ne l'auraient manquée à aucun prix. L'ombre de la Lune, ce matin du 3 novembre 1994, allait traverser l'Amérique du Sud de part en part, plongeant dans l'obscurité l'un des plus beaux sanctuaires naturels de la planète bleue. Sur l'Altiplano andin, aux confins du Pérou, de la Bolivie et du Chili, deux volcans parmi les plus hauts du monde, le Parinacota et le Pomerape, reflètent leurs cônes parfaits dans les eaux paisibles du lac Chungara. Difficile d'imaginer un site à la fois plus âpre et plus beau.
Tandis que le groupe d'alpinistes s'épuise pour arriver au sommet du Parinacota avant le début de l'éclipse, quelques photographes frigorifiés, tout juste sortis de leur tente, se préparent à admirer le plus beau spectacle de la nature depuis l'altitude, plus raisonnable, du lac : 4600 m. Pour ceux-là non plus, la nuit n'a pas été facile. La veille, ils ont dû trouver le " spot " idéal pour porter leur téléobjectifs face au lac, aux volcans et, bien sûr, face à l'éclipse à venir… Des heures de maraude en 4x4, sous le regard hautain des vigognes, et surtout sous un ciel maussade. L'éclipse aurait-elle bien lieu demain ? Et puis la nuit est tombée, mais sans le scintillement complice des étoiles. Un ciel noir, couvert, d'une uniformité désespérante. Le froide, le silence, l'obscurité oppressante. Vers minuit, la neige s'est mise à tomber, et les eaux du lac à geler. Les flamands roses, perchés sur une unique et interminable patte, ne s'en sont pas inquiétés. Mais, au bord du lac, les observateurs ont commencé à s'affoler, cherchant un prétexte pour quitter la solitude de l'Altiplano. Redescendre : frappés par les prémices du mal aigu des montagnes, qu'ils n'avaient pas vraiment pris au sérieux avant de se retrouver nauséeux, oppressés, les temps serrées par une insupportable migraine, deux astronomes amateurs venus d'Europe ne pensent plus qu'à ça. Leur volonté est insidieusement émoussées par l'hypoxie, la fatigue et le froid, et l'éclipse ne leur semble finalement plus si importante. Ils sont nombreux, en pleine nuit, à prendre le chemin de la plaine, au grand étonnement des carabiniers chiliens, qui s'attendaient à un flux croissant de véhicules dans le sens inverse, sur la route de Bolivie et le Paso de Tambo Quemado, qui marque la frontière entre les deux pays, à 4800 m d'altitude...
Peter, le solide chasseur d'éclipses allemand, qui croyait en avoir vu d'autres, dans l'hiver rude de la Bavière, a capitulé à minuit et repris la route avec son ami Frans, vers Putre, le rassurant et accueillant village situé plus de mille mètres plus bas et où s'agglutinent des milliers de touristes auxquels les Andes ont fait peur. Au bord des lagunes, dans l'axe des volcans jumeaux, face à l'éclipse à venir, ne restera-t-il au petit matin que les joueuses viscaches, les graciles vigognes et les flamands indifférents ?
Dans l'aube glaciale, pourtant, quelques étoiles apparaissent timidement dans le ciel cireux mais paisible. Après cette interminable nuit, qui n'a permis à personne de dormir, le Soleil se lève enfin dans un ciel bleu roi, encore parcouru par quelques nuages d'altitude.
Juste avant l'aube, Peter et Frans sont remontés sur l'Altiplano, regaillardis par la " recompression gazeuse " de plus de cent millibars qu'ils se sont offerte à Putre, situé à " seulement " 3500 m. Observant le glacier du Parinacota dans une petite lunette astronomique, Peter découvre avec incrédulité la colonne d'alpinistes qui se rend au sommet, après un bivouac à plus de 6000 m ! Ceux-là aussi verront l'éclipse, mais dans quel état ? Sur le rivage, quelques flamands se réchauffent aux premiers rayons du Soleil ? L'éclipse peut commencer. A 8 h 17 min, la Lune obéit aux calculs des astronomes et commence à grignoter le Soleil. Si, observée à travers à travers un puissant filtre, la progression de notre satellite est frappante, en revanche l'œil nu ne remarque rien : le regard ne supporte pas l'éclat de notre étoile. Celle-ci demeure aveuglante, même lorsque sa surface - et donc son éclat - est diminuée par dix, cent, mille…

Photo : © AFA - Ciel et Espace
Les cônes parfaits du Parinacota et du Pomerape semblent pointer le ciel bolivien ce 3 novembre 1994,
sur les rives du lac Chungara, alors que l'éclipse totale est imminente... et que quelques nuages passent...
- Photo AFA -

Des nuages menaçants s'invitent dans le ciel

Quelques minutes avant l'éclipse, alors que le Soleil est toujours aussi irradiant et que, malheureusement, quelques cirrus s'installent de nouveau dans le ciel qui s'assombrit doucement, Peter remarque que Vénus est parfaitement visible à l'œil nu, à seulement 5° du Soleil ! Vers 9 h 17 min, les cœurs s'emballent et le souffle - accéléré par l'altitude et l'émotion - devient court : le panorama offert par la cordillère est stupéfiant. Vers l'ouest, le ciel s'obscurcit en quelques secondes et vire au bleu nuit. Soudain, une ombre noire passe sur le paysage, une dernière étoile aveuglante s'éteint, là où se trouvait le Soleil. Dans cette nuit d'outre-tombe, Vénus, Jupiter et Mercure brillent d'un éclat fixe, tandis que la couronne solaire déploie deux vastes ailes argentées. Les doigts gourds et tremblants, surpris par la beauté surnaturelle du spectacle, les photographes déclenchent leur appareils sans réfléchir.
Ce qu'ils éprouvent alors, dans ce désert d'altitude, ne peut pas se partager ; aucune expérience ne ressemble à cela. C'est comme une rémanence primitive, peut-être un pont jeté, à travers les siècles et les millénaires, avec toutes les civilisations qui ont vécu cela - sympathie et compassion confondues pour des Anciens jadis terrorisés par ce phénomène surnaturel -, fierté et jubilation aussi, à l'idée que, aujourd'hui, ce n'est plus l'ire d'une nature hostile et incompréhensible qui provoque les éclipses, mais le ballet bien réglé d'un petit astre sur lequel l'humanité a envoyé quelques-uns de ses représentants gambader.
Au loin, vers le Pérou et la Bolivie, où l'ombre de la Lune n'est pas encore arrivée, les pics de la cordillère luisent faiblement, tandis que les neiges du Parinacota se teintent d'or. La Lune, le Soleil semblent fixés, là, sur la voûte céleste, pour l'éternité. On voudrait les retenir, il faudrait arrêter le cours du temps. Mais, au limbe lunaire, la délicate arche rose de la chromosphère apparaît au fond d'un cratère ; c'est le signe que, dans une seconde, il faudra redescendre sur terre, l'éclipse sera finie.

Photo : © AFA - Ciel et Espace
La totalité : un instant d'éternité sur le lac Chungara... La terre, l'eau, le ciel et les hommes
semblent reliés l'espace de quelques minutes irréelles...
- Photo AFA -

Pour lire la suite de cet article :
Itinéraire d 'un chasseur d'éclipses, seconde partie : 1995 et 1998...

Sommaire rubrique "vécu d'éclipses totales"
(témoignages recueillis par Christophe Lanier)
Témoignages des éclipses de 1994, 1995 et 1999
(par Christophe Lanier)
Les voyages d'Yves et Geneviève Delaye
(récits et photos des voyages des deux chasseurs d'éclipses français)

TOUTES LES PHOTOS DE L'ECLIPSE DU 11 AOUT 1999 !

Lisez mon comte-rendu de l'éclipse totale en Alsace !

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